Le Parti pris des choses. L'huître.

Publié le 10 Octobre 2012

L'huître

L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.

A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Francis Ponge

Le mot et la chose.

Paru en 1942, Le Parti pris des choses est un défi poétique. Il s’agit pour Francis Ponge de réparer ce lien fragilisé entre l’homme et son monde. Ca vous épate, hein ? Ces grandes phrases là. Mais prenez garde ! Fuyez donc ces explications ampoulées du genre : « Mais oui, normal, avec les guerres mondiales hein, et p’y tout ça, l’homme est traumatisé, et donc il est en rupture avec le monde et blablabla, etc… » En pensant à travers des abstractions on a tendance à vouloir raisonner par généralisation. Ceci engendre le plus souvent ces hypothèses aberrantes qui vous peignent un siècle en un événement pour prétendre éclairer l’ensemble de la production artistique à un temps donné. Comme si l’expression artistique n’était que le fruit désespéré du déterminisme.

Le langage de Ponge s’offre comme un remède à cette rupture entre l’homme et les choses. Depuis trop longtemps l’homme a perdu ce lien direct entre lui et ce qui l’entoure. C’est à travers un regard neuf, posé sur des objets dérisoires, que Ponge propose une méthode. La démarche est philosophique et linguistique : explorer des évidences prosaïques pour qu’elles retrouvent grâce à nos yeux. Avec Ponge, un pain bien cuit se fait paysage : « La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes. ».

Que sont les mots sinon des choses ? Pour le poète, le mot est pondérable, matière ; il n’est pas qu’un moyen de désigner : le signifiant renferme toute l’essence de l’être. Signifiant et signifié se réconcilient dans la plénitude de l’unité. Cette dichotomie du mot n’a dès lors plus lieu d’être. Dans Le Grand Recueil, Ponge peut ainsi écrire : « Le mot VERRE D'EAU serait en quelque sorte adéquat à l'objet qu'il désigne… Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j'aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre, l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre […] » Le mot redevient un tout indivisible, franc, sincère. La chose et la parole se reconnaissent. Le lien est réparé.

Mouais. Moi, les fruits de mer, vous savez…

Observons donc cette huître. Le texte de Ponge s’ouvre sur le redoublement du mot. Nommer est la première étape indispensable du processus de réappropriation de la chose, comme une incantation. La méthode du poète évoque celle d’un naturaliste : il s’agit là de décrire.

D’abord le mollusque nous est présenté de l’extérieur par un regard qui, ne sachant par où le prendre, le compare à un galet : « d’une apparence plus rugueuse », « d’une couleur moins unie ». Avant que le regard s’affine, l’amateur d’huître passe à la praxis.

L’huître est un huis.. oui, oui. « C'est un monde opiniâtrement clos » nous dit Ponge. C’est une porte fermée dont il faut forcer l’entrée. Et le poète fournit le mode d’emploi afin de prendre la chose en main : « il faut alors la tenir au creux d'un torchon ».

Mais patience. Une huître ne se donne pas si facilement. L’assonance en « é » sur le couteau « ébréché » insiste sur ce heurt répété de la lame qui doit « s'y reprendre à plusieurs fois. »

Encore une fois le mot est une matière non dépourvue de sens. La marque distinctive de l’huître, c’est cet accent circonflexe qui mime la silouhette du mollusque ouvert.

« Je voudrais connaître par cœur / Ton ciel intérieur »

Méthodiquement, vous disais-je, le regard s’affine pour en pénétrer l’intérieur. L’objet prend des dimensions cosmogoniques qui rendent ses lettres de noblesse à ce banal et non moins déliceux mollusque. Il est bien plus que ça ! Sa nature prosaïque est enfin transfigurée. C’est tout un monde ! On y trouve « à boire et à manger » au sens propre et au sens figuré, tant ce vaste univers est grouillant de vie. Les proportions sont bibliques : « sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous… ». La géométrie de l’huître dessine une symétrie cosmique. Elle est un écrin gigantesque qui recèle le mouvement organique. On y trouve « un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue » Plus qu’une « mare », c’est une mer.

Ronsard nous invitait déjà hier soir à la paillardise. Quitte à faire, autant s’y vautrer comme un pourceau. Comment ne pas percevoir l’allusion pornographique au sexe féminin ? Le jeu de mot sur « S’affaissent » donnait déjà le ton. C’est une vulve qui nous est décrite. La dentelle « noirâtre sur les bords » confirme l’érotisation. L’huître est comme une femme qui, à force de patience, dévoile la part la plus secrète de son anatomie. Le couteau était le phallus.

Le dernier mot revient au poète. Pas question de se laisser dépasser. Encore une fois, il s’agit bien de se l’approprier cette huître. « Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner. » Cette dernière phrase est bien à l’image de l’huître : opaque et hermétique. On notera l’étrangeté de l’expression « une formule perle », comme une inversion qui sous-entendrait qu’une perle se forme. Cette perle dont on s’orne, ne serait-ce pas finalement le bijou taillé par l’auteur (du grec poïesis : fabriquer), à savoir le poème ? Il serait cette formule, entendu comme la façon de concevoir et d’agir…avec l’huître.

Conclusion

Vivement les fêtes de fin d’année ; il n’y aura plus qu’à déguster.

Georgia O'Keffe, Slightly Open Clam Shell.

Georgia O'Keffe, Slightly Open Clam Shell.

Rédigé par François De Gas

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